( Publié au printemps 2003, L'Oiseau de Malheur a été produit à la demande de l'éditeur de la maison D'ici et d'ailleurs chez qui l'ouvrage devait initialement paraître. Ce dernier ne verra cependant jamais le produit final. C'est cependant pour des raisons différentes de celles qui allaient présider à la publication de Tout baigne dans l'huile. Cette fois-ci ce n'était pas l'obscurantisme gouvernemental qui allait mettre un terme au projet mais la vie qui jugeait lui avoir suffisamment donné. Comme la première fois, par amitié, l'éditeur Feuille-T-on a décidé de prendre la relève. )




L'Oiseau de Malheur est originellement paru aux
Éditions Feuille-T-on à Montréal Québec (Canada).
Illustration de couverture: © Stéphane Poulin
ISBN: 2-9805152-3-X
Dépôt légal - 2e trimestre 2003
Bibliothèque nationale du Québec
Bibliothèque nationale du Canada
© Feuille-T-on et Gervais Pomerleau




Pour mon frère Gaétan;
en fouillant dans sa mémoire,
il trouvera certainement pourquoi...
G.P.



Recto-verso



À le regarder aller dans le centre commercial de Port-Cartier, cinquante ans bien sonnés, Laurent resplendissait la joie de vivre. L'air fredonné qu'il avait continuellement au bord des lèvres en témoignait d'ailleurs de façon admirable.

Si certains habitués des grands espaces se promènent perpétuellement avec un bout de paille entre les dents, chez Laurent, c'est une chanson qu'on retrouvait ainsi, accrochée entre les dentiers. Il ne connaissait pas les paroles de sa ritournelle? Qu'importe, il la sifflait ou se contentait d'articuler la même monosyllabe.

Comme une tige de folle avoine, coiffé de son sempiternel chapeau de paille, au gré des vents, au gré de la convenance et des saisons, la tête de Laurent ballottait de droite à gauche, de l'aurore jusqu'au crépuscule, de l'est à l'ouest, mais jamais du nord au sud.

On eut dit une vieille superstition maritime par laquelle il évitait d'appeler les vaisseaux fantômes qui voguaient dans les vastes mers du sud.

Mais qu'en était-il en réalité de cette façon de refuser de regarder vers le sud, surtout lorsqu'il arpentait les installations portuaires de la petite ville de la Côte-Nord? C'est que, prétendaient certaines mauvaises langues, au sud, de l'autre côté du Saint-Laurent, dans l'un de ces innombrables petits villages semés à la fantaisie des colonisateurs d'autrefois, il y avait sa Louise-Anna, mariée quelques dizaines d'années plus tôt, à Rivière-Blanche.

Qui était-elle, cette bonne femme qui terrorisait ainsi son menu mari? S'il avait laissé quelques kilos dans l'entreprise maritale, il avait toutes les raisons du monde de se réjouir, lorsqu'il pensait à son bourreau d'épouse. Non seulement avait-elle conservé sa taille de jeune fille, mais encore l'avait-elle triplée. Personne ne saurait cependant jamais si le principe des vases communicants était en cause dans le fait que son mari ait littéralement fondu, tandis qu'elle avait, pour sa part, gonflé comme du pain de ménage.

Bon vivant, concierge de son état dans le fameux centre commercial, il avait fini par trouver l'endroit rêvé dans la conciergerie, pour cacher le quarante onces qui lui donnait son air d'aller. Jamais, en effet, il n'aurait envisagé d'entreprendre une nouvelle journée de travail sans avoir préalablement fait ses réserves, sans s'être passé une bonne rasade de gros gin dans le gosier.

Ainsi, dès neuf heures, il était déjà prêt à affronter mer et monde. Il aurait pu être victime d'un véritable raz de marée, qu'il aurait continué sa chansonnette, la tête continuant à ballotter au gré des idées. À midi, toute gêne effacée, il était déjà en mesure de s'attaquer à Dieu le Père en personne sur son propre terrain. Le quarante onces, quant à lui, en plein reflux, affichait déjà un cœur moins grand, moins généreux qu'il n'avait laissé présager au début de la journée.

Les joues rouges, les jambes prenant leur air d'aller sur la tête, Laurent montrait, au milieu de l'après-midi, un œil plus rouge que gris, baigné par les flots de la Baie-des-Sables. Déjà, il avait le verbe moins verbeux, la main de moins en moins entreprenante, de moins en moins sûre et la bouteille... de plus en plus vide.

Le plus tragique de l'affaire, le plus traumatisant pourrions-nous dire, c'est qu'il ne savait jamais si quatre heure allait arriver avant le fond de la bouteille verte au grand cœur. Dilemme pour le moins inquiétant dans la tête du pauvre homme rongé par l'inquiétude.

À trois heures, déjà, on ne le voyait plus sillonner les allées du centre commercial, reclus dans la conciergerie. Affalé sur un quarante-cinq gallons de cire à plancher, Laurent revoyait devant lui le fantôme de sa Louise-Anna venant lui reprocher son laisser-aller jusque sur la Côte-Nord.

Tous les jours, la même rengaine reprenait de plus belle et Laurent approchait lentement de la fin de semaine où il pourrait se reposer à souhait chez l'une de ses quatorze enfants. Mariée, elle demeurait elle aussi sur la Côte-Nord. C'est chez-elle que Laurent était en pension. Enfin, le terme n'est pas vraiment approprié, parce que le logement, la couchette et la fourchette lui étaient offerts à titre gracieux par son gendre.

Ce dernier entretenait de bonnes relations avec le beau-père en laissant les portes du bar ouvertes, à l'intention du vieil homme. Le concierge y tenait, par ailleurs, un ordre parfait, se révoltant particulièrement contre les fonds de bouteilles laissées là. «La même affaire qu'aux Galeries, se disait-il; y sont pas capables de finir leurs bouteilles de rhum, de whisky, de gin ou de vodka. Faut absolument qu'y me laissent la job de ramasser par en arrière d'eux-autres, de vider puis de jeter; ah c'est forçant, ramasser ses cochonneries. Ben forçant!»

C'était là, le rôle particulièrement ingrat de Laurent chez sa fille. Cette dernière n'arrivait pas à comprendre la manière d'aller de son père, mais soumise et compatissante quant aux chagrins de son géniteur, elle mettait le tout sur le compte d'un incommensurable ennui de Laurent pour sa Louise-Anna. Aussi, de façon à faire oublier à son auteur la gangrène qui le rongeait comme le ver de l'ennui, elle lui cuisinait des plats à la mesure de ceux de sa mère.

Le vin coulait à joyeux flots et, pendant que le repas mijotait sur le poêle, la douce enfant préparait la recette favorite de son père: cinq onces de vin rouge additionnés de cinq onces d'alcool à 94°, qu'elle faisait bouillir pour en soutirer un maigre six onces. Est-il besoin de le préciser, le mélange avait l'effet d'un puissant explosif. Point n'était besoin de refaire ces concoctions bien souvent au cours de la soirée.

Et Laurent s'endormait rapidement pour reprendre le travail à zéro le lendemain matin, avec une autre bouteille neuve dans les armoires de la conciergerie. C'était devenu le lot quotidien du pauvre homme.

Puis, un jour, sans trop que l'entourage de la Côte-Nord ne sache le pourquoi de sa fuite, Laurent est parti en migration vers les bras de sa Louise-Anna de la rive sud du St-Laurent. D'aucuns prétendirent que sa fille l'avait chassé, mais il ne faut pas croire de tels racontars.

La vérité est pourtant toute autre. C'est que Louise-Anna lui avait adressé une missive dans laquelle elle l'incitait fortement à revenir au bercail. Encore que la lettre était beaucoup plus qu'une incitation. Ça avait plutôt l'air d'un ordre formel. C'est ainsi que, sans tambour ni trompette, avec les canards et les oies sauvages, Laurent traversa le Saint-Laurent du nord au sud, sans même avoir pris le temps d'annoncer sa démission à son employeur, non plus que de lui donner un préavis. Parti, pourrait-on dire, comme un voleur.

À la grande satisfaction de sa tortionnaire, Laurent revint au bercail, sobre comme un chameau. Elle n'en fit état à personne, mais tout le monde comprit que, pour elle, c'était encore la meilleure façon de faire croire au village que l'alcool n'avait rien à voir dans la migration de son Laurent. Mal lui en prit parce que personne ne fut dupe.



— Avec tout ce que le monde racontait à ton sujet, lui gloussa-t-elle à l'oreille, j'avais peur de te voir arriver plein comme une bourrique, mais je retrouve celui que je connais. Astheure, tu vas aller t'occuper de la truie qui a cochonné à matin, puis après ça, tu vas rentrer dîner.

Bien malin celui qui, au terme de la première semaine au bercail, eut été en mesure de reconnaître le Laurent de Port-Cartier. Pas même une malheureuse goutte d'alcool n'avait effleuré sa langue. Tôt levé le matin, il allait de par ses champs, sifflotant ses éternelles mélodies.
(...)

Pour la suite, veuillez vous adresser à mon éditeur ou chez moi